15 octobre 2010
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Romantisme du Renseignement
L'Affaire Farewell ressuscite l'une des plus célèbres affaires de la fin de la Guerre froide.
Les romans et le cinéma d'espionnage ont toujours été des miroirs des phobies de leur temps.
Aujourd'hui, ils se fondent moins sur les peurs contemporaines que sur la nostalgie de peurs historiques...
Moscou, début des années 80.
"Dis-moi qui tu hais, je te dirai qui tu es".
Depuis bientôt deux siècles, la fiction d'espionnage est un excellent miroir des phobies contemporaines. Romans, nouvelles, pièces de théâtre, bandes dessinées et surtout le cinéma abordant ce thème ont toujours été un remarquable baromètre.
Au fil des époques, ils nous indiquent qui est l'ennemi héréditaire, qui est l'homme à abattre, de qui il faut se méfier et pourquoi le monde peut basculer dans le chaos.
Vectrice et parfois créatrice de peurs plus ou moins inconscientes, la fiction d'espionnage échappe toujours au simple divertissement, auquel elle eut pourtant voulu se circonscrire. C'est qu'il n'y a pas d'innocence à pointer un adversaire, fut-il imaginaire. C'est que l'espionnage nous conduit à suspecter l'altérité partout, fut-ce au plus profond de nous-mêmes.
Il est intéressant de revenir sur ce genre souvent méprisé et qui, avec le recul du temps, en dit parfois bien plus long que les essais, la presse et les plus fines analyses sociopolitiques...
Des espions, il y en a toujours eu.
Aussi vieux que les péchés capitaux, ils sont les fils du mensonge, de l'envie, du pouvoir, de la peur et de la survie.
On espionne pour conquérir, on espionne pour se protéger; on espionne pour savoir ce que sait l'ennemi, on espionne pour savoir ce qu'il ne sait pas... Un jeu de dupes, de masques et de stratégies, où la fausseté et le bluff sont règles d'or; un jeu dangereux, où l'on s'abstrait dans un système, au risque de s'y perdre...
Dans l'Affaire Farewell, Emir Kusturica interprète le rôle du colonel Grigoriev, agent du KGB ayant révélé ses secrets à l'Ouest au début des années 1980.
Si l'espionnage est déjà présent dans la Bible et chez Homère ou Virgile, c'est au XIXème siècle qu'il fait sa véritable apparition.
Vraie matrice du grand roman européen, c'est une fois de plus l'Américain James Fenimore Cooper qui lui accorde les honneurs d'un premier texte.
En 1821, l'auteur du Dernier des Mohicans publie l'Espion (The Spy) qui prend pour cadre la guerre d'Indépendance des États-Unis.On est loin des gadgets de James Bond, mais, un demi-siècle après la création de ce jeune pays, le combattant de l'ombre trouve pour la première fois sa légitimité dans l'imaginaire littéraire.
En général, l'espionnage est une spécialité anglo-saxonne et même anglaise. Est-ce-dû à l'insularité de la "perfide Albion"? Dans tous les cas,Kim (1901), de Rudyard Kipling, et The secret Agent (1907), de Joseph Conrad, comptent parmi les belles réussites de leurs auteurs et du genre.
Et la France?
Celle de 1900, nation revancharde, encore humiliée par la défaite de 1870 et l'amputation de l'Alsace et la Lorraine, eut aussi ses romanesques espions. On ne lit plus guère Paul d'Ivoi, mais son Espion X323, l'homme sans visage, entretient la germanophobie dans l'opinion française qui s'exprimera en 1914.
"Rouletabille":une sorte de Gavroche du XXème siècle, peut-être l'ancêtre de Tintin...".
De même, Gaston Leroux envoie son célèbre reporter Rouletabille dans les usines Krupp pour saboter l'ennemi.
Les usines Krupp à Essen en 1900.
Autre source d'inspiration -surtout pour Tintin-: Palle Huld; un jeune scout danois parti autour du monde un an avant
Tintin.
Enfin, tandis que montent les périls en Europe centrale, le très oublié romancier L.Solard publie, en 1913, une significative Espionne des Balkans, un an avant que cette région n'enfante de la Première Guerre Mondiale...
La belle espionne Mata Hari est fusillée dans le fort de Vincennes le 15 octobre 1917.
Avec les années Vingt, changement de cap!
Les cartes géopolitiques ont été redistribuées...
La Russie soviétique entre en scène de façon brutale et sanglante, l'Allemagne opère une étrange métamorphose; en un mot, se met en place un fabuleux vivier à intrigue!
D'autant que le roman d'espionnage trouve un relais et un prolongement avec le cinématographe.
L'un des plus célèbres auteurs de l'époque est l'Anglais John Buchan, dans l'oeuvre emblématique Les Trente-Neuf Marches, une intrigue de complot international, est adaptée au cinéma en 1935 par Alfred Hitchcock: impossible de parler de film d'espionnage sans aborder le maître du suspense. Toute sa carrière, le cinéaste de Psychose illustrera un genre dont il dressera une partie des codes visuels, tout en clairs-obscurs...
La mort aux trousses; 1959.
Un espion français est mis en scène dans L'homme qui en savait trop (1934); Une femme disparaît (1938) décrit un train d'espions arrivant d'Europe centrale; Correspondant 17 (1941) entend pousser les Américains à entrer dans la guerre, tout comme le fera, depuis l'Angleterre, Michael Powell avec l'extraordinaire 49ème Parallèle, où le Canada est envahi par les Nazis (!); enfin,Les Enchainés (1946) explore la filière des anciens Nazis réfugiés en Amérique du Sud.
Cary Grant
Mystérieux - beau-ténébreux - élégant...
La Seconde Guerre Mondiale fut évidemment une mine pour romanciers et cinéastes.Mais le combat "ouvert" y était nettement moins inspirant que la guerre muette qui va s'instaurer dès 1945 et marquer l'âge d'or du genre: la Guerre froide.
Désormais, l'ennemi porte une chapka, fume le cigare, roule les "r" et cache des microfilms dans le caviar.
23 août 1939:Pacte germano-soviétique; les Soviétiques s'entendent avec les Nazis pour écraser et dépecer la Pologne.
Massacres de milliers d'officiers et membres de l'élite polonaise à Katyn: les Soviétiques feront croire pendant longtemps aux Occidentaux que les Nazis sont les coupables.
4-11 février 1945: Conférence de Yalta; Staline roule ses alliés dans la farine...
Cary Grant et Ingrid Bergman dans les Enchaînés (1946), d'Alfred Hitchcock
La Russie de Staline incarne toutes les peurs de l'après- Hiroshima, et tout ce qui en vient ne peut être que torve, pervers, fourbe et impitoyable...
L'espionnage va vivre ici son Age d'Or.
Tandis qu'en France, Jean Bruce crée OSS 117, Dominique Ponchardier, le Gorille, puis Gérard de Villiers, SAS, l'ancien agent secret britannique Ian Fleming invente, en 1953, le personnage de James Bond.
En neuf ans et douze romans, un mythe est né.
La figure de l'espion est un loup solitaire, charmeur, violent, d'un professionnalisme rigoureux, mais ce sont surtout ses adaptations cinématographiques qui dressent l'étrange courbe de l'imaginaire paranoïaco-politique des quarante dernières années.
L'espion qui venait du froid (1965) avec Richard Burton; tiré d'un roman de John Le Carré, le film illustre l'atmosphère glauque de Berlin-Est pendant la guerre froide.
007
Cary Grant fut sélectionné pour incarner James Bond, puis il se désista, ne voulant pas se laisser enfermer dans une Série.
De Docteur No (1962) à Quantum of Solace (2008), et de Sean Connery à Daniel Craig, quelle métamorphose!
On ne sourit plus:un nouveau genre, avec un plus gros... calibre...
De l'Anglais raffiné et séducteur, on est passé à la machine à tuer; c'est avec le temps que James Bond a gagné en réalisme: l'agent 007 du troisième millénaire est un espion bien plus crédible, bien plus à même d'affronter les réseaux d'Al Quaïda de Ben Laden, des menaces biologiques et des guerres terroristes.
On est en vacances mais on reste un peu tendu:
Daniel Craig, dernière incarnation de James Bond, boule de muscles sans grand rapport avec le héros inventé par Ian Fleming mais la perception des agents secrets de Sa Majesté a changé tandis qu'Élisabeth II semble immuable....
Il existe deux écoles dans la fiction d'espionnage: d'un côté, d'improbables fantaisies héroïques; de l'autre, les vues en coupe d'un milieu qui n'a rien de bien glamour.
Après Graham Greene, c'est John Le Carré qui sort l'espionnage du divertissement.
L'espion qui venait du froid (1963, adapté au cinéma en 1965), puis ses romans suivants montrent les vertiges schizophrènes d'une profession où l'on met sa propre personnalité au placard pour se soumettre à un système et une idéologie. D'abord dans le cadre de la guerre froide, ses romans se passent désormais dans le monde entier, comme la fascinante Constance du jardinier (2001, adapté au cinéma par Fernando Mereilles en 2005), qui met en scène les trafics de médicaments dans l'Afrique contemporaine.
C'est que la chute du Mur de Berlin a radicalement changé la donne...
Dorénavant, l'ennemi est partout, et il change de visage comme d'accent.
A la télévision,Alias, la remarquable série de J.J. Abrams, illustre bien cette démultiplication des ennemis, qui finissent par s'annuler. Engagée dans une filiale de la CIA, une jeune femme combat un ennemi différent à chaque épisode: anciens soviétiques, terroristes islamistes, bouchers des Balkans, scientifiques chinois, tortionnaires africains, tout y passe. Mais elle comprend peu à peu que ses véritables ennemis sont ...ses propres parents.
L'héroïne en vient à se demander si à force de se grimer pour changer d'identité, elle n'est pas en lutte contre elle-même.
Sous couvert de divertissement aussi délirant qu'ironique, Alias opère la synthèse entre James Bond et Freud. Cette Série est surtout représentative d'une conception plus moderne de l'espionnage, où l'ennemi n'est plus là-bas,au loin, en Russie, mais en nous...
Combien de romans et films mettent-ils en scène les complots ourdis par la CIA contre le gouvernement américain ou ses propres agents?
Pouvoir au sein du pouvoir, que ce soit dans la série des Jason Bourne (adapté de Robert Ludlum), la bande dessinée XIII ou le roman-document de Robert Littel, la Compagnie, la redoutable agence de renseignements américaine est un serpent qui se mord la queue et, faute d'ennemi, ne subsiste que par l'autophagie.
Matt Damon, acteur extraordinairement talentueux, dans le rôle de Jason Bourne, personnage inventé par Robert Ludlum à une époque où l'Amérique se méfiait de la CIA.
Qui veut sa peau?
L'absence d'ennemi désigné signifie-t-elle qu'à l'heure où certains proclament encore la fin de l'histoire, la fiction d'espionnage serait morte?
No, doctor!
Désormais, elle se fonde moins sur les peurs contemporaines que sur la nostalgie de peurs historiques...
Par le biais d'une intrigue d'espionnage, on ne cherche plus à effrayer le public, on lui donne des leçons d'histoire.
Ainsi l'Affaire Farewell; ainsi le Munich (2006), de Steven Spielberg, sur l'activité des services secrets israéliens au début des années 70.
"Oeil pour oeil; dent pour dent"
Opération "La colère de Dieu", selon l'État juif qui applique à la lettre la Loi du Talion.
L'essoufflement des intrigues permet à des cinéastes plus "exigeants" d'exploiter un genre jusqu'alors réservé aux blockbusters, pour s'y livrer autant à l'exercice de style qu'à l'hommage et à la relecture.
Le premier long métrage d'Arnaud Desplechin,
La Sentinelle (1992) sans doute le meilleur film d'espionnage réalisé en France.
Demonlover (2002) d'Olivier Assayas plonge dans le trafic des snuff movies et de l'internet pornographique.
"Perdre son âme?"
Raisons d'État (2006):
Robert de Niro nous fait découvrir l'univers impitoyable et froid où sont immergés ceux qui se donnent corps & âmes à des systèmes qui les phagocytent en détruisant ce qu'ils ont de plus cher.
"Honneur & discrétion"
Espion(s)(2009) de Nicolas Saada, avec l'extraordinaire Guillaume Canet et Géraldine Pailhas, tente la synthèse entre le film d'espionnage intello et le film d'action à la Hitchcock.
OSS 117: le seul espion dont l'engin se recharge rapidement et plaît autant aux femmes qu'aux hommes.
Question de survie.